Je ne sais pourquoi, je commence à imaginer un lien entre sa sortie et ces nouvelles qu’elle attendait d’Otto et qui l’angoissaient beaucoup. Se pourrait-il qu’il y ait un rapport entre la livraison dont le véto voulait lui parler et sa folle virée à Héliocity ? Impossible de lui poser la question, vu son état. De toute façon, elle me répondrait que cela ne me concerne pas. Mais, en tout cas, il faut absolument que je lui transmette le message d’Otto : l’affaire suit son cours. C’est sans doute vital pour elle. Pourvu qu’il s’agisse d’une bonne nouvelle.

Héliocity, c’est le nom du lieu où a failli être construit le prototype de l’héliophore. On en parle souvent avec Otto parce cette installation désaffectée constitue une bonne opportunité de trouver de l’énergie gratuite. L’idée de cet héliophore est née voici quelques années. Il s'agissait de créer des minis soleils artificiels pour y voir comme en plein jour la nuit. En fait, comme on ne savait pas stocker facilement l’énergie électrique et que les centrales nucléaires en produisaient la même quantité à tout moment, elles étaient en surproduction chaque nuit. Le résultat est que l’électricité nocturne était quasiment gratuite. Cette gratuité a donné naissance à ce projet délirant d’héliophore. Comme il se trouvait quantité de politiciens pour dire que nos villes et nos banlieues avaient besoin de sécurité et que la lumière a giorno apporterait cette sécurité, EDF a proposé de mettre sur pied un système de jour permanent pour les zones urbanisées. Bien sûr, une telle idée était une négation absolue des biorythmes, une menace évidente pour la biodiversité qui aurait entrainé la disparition finale des dernières espèces nocturne et par la même occasion de tout ciel étoilé, ravalé au rang de vestige à peine digne d’intéresser les générations antérieures.

Plusieurs versions de projet ont été envisagées, toutes fondées sur l'idée d'un super projecteur de DCA qui aurait éclairé des énormes boules réfléchissantes : les plus fanatiques de ces tueurs du noir imaginaient des trains de satellites placés à quelques centaines de kilomètres d’altitude qui se lèveraient et se coucheraient à tour de rôle, illuminés par ces énormes projecteurs. On était en pleine époque des constellations d'Iridium et de Gallileo. Heureusement, pour les gens de bon sens et les amoureux de la nuit, un tel projet nécessitait trop de partenaires et trop de coordination : il a été abandonné une fois quelques millions dépensés en études d’opportunités confiées à des cabinets d’expertises bien en vogue.

Une fois ces projets planétaires et pharaoniques enterrés, on a, d’après Otto, pensé à un prototype d’intérêt local, utilisant un ballon fluorescent positionné à une altitude de trois kilomètres, censé faire disparaître la nuit noire sur un rayon de quinze kilomètres. L'héliophore serait donc une sphère robot à peu près stabilisée par GPS et un projecteur au sol asservi à sa position réelle stimulerait sa fluorescence.

Bien sur, ceux qui contestaient se faisaient traiter à la fois de réactionnaires et de laxistes. Quand aux arguments concernant la biodiversité, les hannetons ou autres grands sphinx nocturnes, ils n’avaient pas eu un grand poids comparés à ceux développés par les lobbies électriques. La question de la disparition du ciel nocturne n’avait pas eu beaucoup plus de succès, malgré des tentatives louables d’anthropologues, d’artistes et d’astronomes qui avaient tenté d’expliquer à quel point la liaison avec le cosmos, avec les étoiles et la voie lactée était essentielle à la représentation de notre place d’humain sur Terre.

Pour Otto, les choses était très simples : la protection du ciel nocturne était un combat d’arrière garde. L’argent investi dans le projet de l’héliophore le montrait bien : le fait que le noir de la nuit puisse être considéré comme un bienfait, comme un bien culturel dont notre génération avait la responsabilité et que nous devions léguer à nos enfants, n’impressionnait en rien les tenants du clientélisme sécuritaire. Ceux là voyaient surtout dans la nuit noire une survivance maléfique de l’avant l’électricité. Un grand nombre d’intérêts se croisaient et se couplaient pour souhaiter éradiquer jusqu’au souvenir même de tout ciel étoilé de la banlieue parisienne.

Heureusement, vu le cout du projet en investissement et surtout les protestations de l'aviation civile, cette absurdité fut bloquée. Hélas, il s'est trouvé des élus locaux qui s'étaient beaucoup investis dans des campagnes populistes en faveur de « la fin de la nuit c'est le début de la sécurité ». Ils voulurent quand même expérimenter quelque chose de bien visible par leurs électeurs. Des promoteurs anticipant des revenus juteux commencèrent ainsi la construction de ce prototype à échelle réduite à Sénart, mais ne purent jamais le mettre en œuvre en raison de sa trop grande complexité technique.

Ne subsiste à la place de ce monument qu’un enchevêtrement de locaux techniques et de transformateurs électriques en jachère permanente. D’après ce que j’ai trouvé sur internet, ces entrepôts abriteraient aujourd’hui un squat en plein développement. Il aurait pris la suite de celui des Docks des alcools qui avait été raflé voilà six mois. Cette fois là, les flics avaient mal goupillé leur intervention et il y avait eu pas mal de sanspaps qui s’étaient glissés entre les mailles du filet. Progressivement, du moins selon des rumeurs qui circuleraient chez les Roms, les échappés seraient en train de se regrouper à Héliocity. ...